Créée le samedi 03 février 2024
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Le texte
Extrait de "La France contre les robots" de Georges Bernanos - 1948
"Capitalistes, fascistes, marxistes, tous ces gens-là se ressemblent. Les uns nient la liberté, les autres font encore semblant d’y croire, mais, qu’ils y croient ou n’y croient pas, cela n’a malheureusement plus beaucoup d’importance, puisqu’ils ne savent plus s’en servir. Hélas ! le monde risque de perdre la liberté, de la perdre irréparablement, faute d’avoir perdu l’habitude de s’en servir… Je voudrais avoir un moment le contrôle de tous les postes de radio de la planète pour dire aux hommes ://
« Attention ! Prenez garde ! La Liberté est là, sur le bord de la route, mais vous passez devant elle sans tourner la tête ; personne ne reconnaît l’instrument sacré, les grandes orgues tour à tour furieuses ou tendres. On vous fait croire qu’elles sont hors d’usage. Ne le croyez pas ! Si vous frôliez seulement du bout des doigts le clavier magique, la voix sublime remplirait de nouveau la terre… Ah ! n’attendez pas trop longtemps, ne laissez pas trop longtemps la machine merveilleuse exposée au vent, à la pluie, à la risée des passants ! Mais, surtout, ne la confiez pas aux mécaniciens, aux techniciens, aux accordeurs, qui vous assurent qu’elle a besoin d’une mise au point, qu’ils vont la démonter. Ils la démonteront jusqu’à la dernière pièce et ils ne la remonteront jamais ! »
Oui, voilà l’appel que je voudrais lancer à travers l’espace ; mais vous-même qui lisez ces lignes, je le crains, vous l’entendriez sans le comprendre. Oui, cher lecteur, je crains que vous ne vous imaginiez pas la Liberté comme de grandes orgues, qu’elle ne soit déjà pour vous qu’un mot grandiose, tel que ceux de Vie, de Mort, de Morale, ce palais désert où vous n’entrez que par hasard, et dont vous sortez bien vite, parce qu’il retentit de vos pas solitaires.
Lorsqu’on prononce devant vous le mot d’ordre, vous savez tout de suite ce que c’est, vous vous représentez un contrôleur, un policier, une file de gens auxquels le règlement impose de se tenir bien sagement les uns derrière les autres, en attendant que le même règlement les entasse pêle-mêle cinq minutes plus tard dans un restaurant à la cuisine assassine, dans un vieil autobus sans vitres ou dans un wagon sale et puant.
Si vous êtes sincère, vous avouerez peut-être même que le mot de liberté vous suggère vaguement l’idée du désordre — la cohue, la bagarre, les prix montant d’heure en heure chez l’épicier, le boucher, le cultivateur stockant son maïs, les tonnes de poissons jetées à la mer pour maintenir les prix. Ou peut-être ne vous suggérerait-il rien du tout, qu’un vide à remplir — comme celui, par exemple, de l’espace…
Tel est le résultat de la propagande incessante faite depuis tant d’années par tout ce qui dans le monde se trouve intéressé à la formation en série d’une humanité docile, de plus en plus docile, à mesure que l’organisation économique, les concurrences et les guerres exigent une réglementation plus minutieuse."
Commentaire personnel
- La liberté vue comme un instrument dont il faut se servir sous peine de la perdre est une métaphore très parlante : cela exprime la nécessité d'être pro-actif. La liberté se défend, se protège, s'exerce, elle n'est pas donnée de facto. Cela n'est pas sans rejoindre la conception de Hannah Arendt dans "La Crise de la Culture" où elle présente l'exercice de la liberté comme une virtuosité : on peut avoir la liberté et ne pas s'en servir ou mal s'en servir. Cela évoque la position d'un Richard Stallmann qui défend contre vents et marées la liberté logicielle pour lui et les autres. Il faut jouer régulièrement pour bien jouer tout court. Et cela commence par les petites libertés qu'il faut défendre ou exercer au quotidien : liberté de refuser le tracking, liberté d'utiliser des logiciels libres, etc. Celui qui défendra sa liberté dans les petites choses la défendra aussi dans les grandes. Mais sera-t-on encore capable de défendre nos grandes libertés si l'on accepte compromission après compromission dans les petites choses ?
- La notion de musique est intéressante aussi car il est possible de "mal jouer", comme en recherchant la maximisation du profit, le chacun pour soi, le brevet des contenus, etc. Mais il est aussi possible de "bien jouer" en suivant une partition de valeurs prédéfinies qui seront positives pour le collectif telles que la coopération, le respect des libertés individuelles, le caractère commun et collectif des ressources. La liberté ne préjuge pas de l'orientation qu'on lui donne mais doit faire l'objet d'une réflexion en amont des valeurs que l'on souhaite suivre.
- Ne surtout pas laisser le sort de notre liberté entre les mains de ceux qui nous assurent en prendre soin : en matière de liberté, on n'est bien servi que par soi-même. Au mieux, une limitation des comportements aberrants ou asociaux se justifie, au bénéfice de tous, mais ces lois devraient rester minimales. Une réglementation pour tout et rien, qui vient contraindre tous les aspects de la vie individuelle est l'ennemie de la liberté. Même la contrainte devrait laisser la liberté : une limitation des émissions de CO2 individuelle sous forme d'un quota maximal d'émission par exemple ne devrait pas préjuger des usages que chacun en fera.
- La grande dénonciation de Bernanos s'élève contre la formation d'hommes et femmes "en série", conformes à ce que la société attend d'eux, la "personnalisation" si elle existe étant marginale. Par exemple : "Achetez, consommez ce que vous voulez, ce que vous préférez, mais achetez, consommez !" : c'est le modèle sous-jacent lui-même qui s'impose sans pouvoir être remis en cause. L'usage quasi-général des réseaux sociaux centré autour de quelques entreprises mondiales, les GAFAM, est un exemple de cette fabrication d'hommes et de femmes "de série". Pourtant la diversité des usages est possible, la mise en place d'outils décentralisés et sous contrôle communautaire est possible, mais étonnamment cela reste minoritaire.
Savoir apprendre à redire Non ! "Say No!" avec Cantonna :