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2024 02 05 : Eliminer les anglicismes

Créée le lundi 05 février 2024
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J'ai une de mes connaissances, française tout comme moi, qui me corrige amicalement de mes anglicismes lorsque je la croise : le paradoxe, c'est que cette personne est également professeur d'anglais. Mais elle met un point d'honneur à défendre la langue de Molière. En soi, je suis d'accord avec elle : ce n'est pas tant un refus de ma part qu'une sorte de laisser aller qui me pousse à facilement utiliser des anglicismes lorsque je parle français. Ceci est la conséquence directe de l'usage de l'anglais sur internet que j'utilise quotidiennement aussi bien à l'écrit qu'à l'oral.


Les québécois connaissent bien ce problème : entourés d'anglophones, il est vital pour eux de préserver la langue française pour préserver leur existence. Habitant en France, les choses sont moins critiques qu'au Québec ou en Acadie. Mais si l'on n'y prête pas garde, une sorte d'imprégnation progressive de la langue française par les anglicismes est en train de se faire et de devenir monnaie courante dans l'usage quotidien. Ceci est favorisé par l'usage des réseaux sociaux américains et du web en général. Le web est clairement anglophone, et il n'y a pas à revenir là-dessus.


Et pour éviter tout quiproquo, je précise que j'ai d'excellents amis et voisins qui sont anglais, avec qui je parle régulièrement anglais et à qui j'explique régulièrement les subtilités de notre langue, le sens des expressions d'usage ("en mettre plein la vue", "en avoir ras la casquette", ...) ou encore les sens multiples de certains verbes (le verbe prendre par exemple). J'aime parler anglais, j'aime aussi expliquer ma langue et mes amis anglais sont les premiers à vouloir je pense que je connaisse bien ma langue pour pouvoir la leur expliquer.


Mais pourquoi donc vouloir défendre ou protéger la langue française ? Il est paradoxal de constater que nombre d'institutions, d'entreprises ou d'universités françaises semblent même ressentir une espèce de "complexe provincial" à parler français. La langue interne utilisée en interne de ces établissements est l'anglais, bien que l'on soit en France ! C'est presque un comble. Pourtant, j'ai eu l'occasion de voir un reportage au sein d'une université américaine dans lequel une enseignante disait la chose suivante : "vous les français, vous avez un complexe d'infériorité vis à vis de nous et de notre langue, l'anglais... mais sachez que nous, nous avons une très grande estime de votre langue et nous sommes nombreux à vouloir savoir parler français. On aime les possibilités offertes par votre langue et on trouve çà très chic aussi...". Chose confirmée par nos amis et voisins anglais : un homme ayant l'accent français fera semble-t-il fureur auprès des anglaises... Situation paradoxale s'il en est : les français ont un complexe d'infériorité envers leur langue que les anglophones leur envient !


Alors, pourquoi est-ce si important de défendre ou protéger la langue française ? Ou pour mieux dire, plutôt que de se placer sur la défensive, pourquoi est-ce important de faire vivre notre langue, de respecter ses mots ? Il est intéressant ici de citer Johan Chapoutot, historien et professeur à la Sorbonne, qui dans son excellent livre "Le Grand Récit", au chapître 10, dit ceci :


"Le philologue et philosophe franco-allemand Heinz Wiesmann, allemand de naissance et de jeunesse, français par choix et par amour, qui pense entre les langues et dans toutes les langues, – ajoutez le grec, le latin, l'anglais – ce déplacé est bien placé pour savoir que les langues pensent différemment selon la logique de leur syntaxe et la texture de leurs sémantiques.


L'allemand désigne la réalité du nom "Wirklichkeit", terme indiquant qu'il s'agit bien d'une action. Le verbe "wirken" signifie « agir » au sens très général et donne également le substantif verc « œuvre, ouvrage ». Ce n'est donc pas la "res" latine qui a donné notre réalité. Les implications de ces distinctions sémantiques et étymologiques sont vertigineuses. En Allemagne et en allemand, le réel est action, croissance, dynamique, comme en grec qui dit physis et qui donne donc au physicien un objet dynamique en croissance et en évolution permanente, non un volume statique installé dans l'espace ou sur le plan." (...)


J'écourte volontairement le passage cité, et le lecteur intéressé pourra se reporter au chapitre entier. Mais cela suffit à comprendre l'idée maîtresse : une langue contient implicitement une représentation du monde qui s'exprime au travers du langage. Ici c'est l'allemand qui est cité, mais on pourrait en dire tout autant de l'anglais vis à vis du français ou de tout autre langue. Il y a dans l'anglais une sorte de logique implicite, abrupte même, qui explique probablement pourquoi les esprits qui ont été déterminants dans l'apparition de l'informatique étaient des anglo-saxons (George Boole, Alan Turing par exemple, mais pas que... ) ou encore cela explique pourquoi l'un des plus grands logiciens de notre époque était anglais : j'ai cité Bertrand Russell qui de sa logique implacable a détrôné les syllogismes d'Aristote pluri-séculaires.


Bref, une langue, c'est tout un monde... et si la langue disparaît, si les mots utilisés disparaissent ou si le répertoire des mots utilisés se réduit, c'est ce monde associé, cette représentation du monde associée qui tend à disparaître. La France, la langue française, c'est Molière ou La Fontaine, c'est Victor Hugo, c'est Ronsard, c'est Montaigne, c'est Pascal, c'est Voltaire, c'est Diderot et d'Alembert, c'est Rimbaud : la liste est longue. Plus près de nous c'est Proudhon, c'est Simone Weil, c'est Péguy, c'est Claudel, c'est Georges Bernanos, c'est Henri de Lubac.


Et quel est cet esprit sous-jacent que contient la langue française ? Je pense que ce qui la caractérise le mieux est de dire qu'elle contient, au moins pour une part, une persistance de l'esprit de la Grèce Antique qui de ses valeurs universelles irradie encore notre temps. Entre le combat des athéniens pour leur liberté ou les combattants de La Commune de Paris, il y a un état d'esprit partagé, un absolu dans l'engagement à défendre des valeurs universelles, le combat fut-il perdu d'avance. Etat d'esprit qu'un Georges Bernanos sentira menacé justement par le conformisme de l'esprit anglo-saxon et qu'il mettra sur le papier dans son "La France contre les Robots".


Elle est belle, elle est riche notre langue... et lui permettre de vivre, cela passe par une vigilance à ne pas laisser les anglicismes devenir la norme.


[PS : Je conseille volontiers cette excellente interview de Johan Chapoutot sur Blast au sujet de son livre Le Grand Récit : COMPLOTISME, DJIHADISME, ETC : FACE AU VIDE, LES NOUVELLES CROYANCES : https://invidious.fdn.fr/watch?v=Mc4x0KO1T0s]


Quelques cas concrets d'anglicisme à éviter