Créée le mardi 06 février 2024
index
Aliénation... Le mot semble soit anachronique, soit galvaudé. Il semble également avoir été épuisé, utilisé à toutes les sauces et probablement pour une part, vidé de son sens. Pourtant, il reste un concept utile et pertinent pour décrire la situation de l'individu, des individus au sein de notre société. Je tiens à préciser que je ne me place pas ici dans la perspective marxiste du concept d'aliénation, mais je pose une réflexion plus générale.
L'aliénation, c'est quoi ?
"Je est un autre" Arthur Rimbaud
Cette citation d'Arthur Rimbaud est le résumé fondamental de la nature de l'aliénation. Ethymologiquement, l'aliénation, c'est lorsque celui qui me fait agir ou qui me fait parler, penser n'est pas moi, mais un "alien", un étranger.
Il y a aliénation lorsque "Je" n'a plus son mot à dire ou ne dit plus son mot, est dépossédé et est contraint d'obéir à une volonté autre que la sienne. Il y a aliénation lorsqu'un autre est présent entre soi et soi… entre soi pensant et soi agissant. Et un autre peut-même être en soi lorsque l'on pense ou lorsque l'on agit. On pourrait y voir une contradiction dans les termes, mais c'est pourtant peu ou prou ce qui se passe.
L'aliénation relève d'une volonté qui impose son désir à une autre volonté qui en toute rigueur lui est parfaitement égale en dignité et en droit par ailleurs. Au niveau collectif, une autorité, une structure est aliénante à partir du moment où elle n'a pas besoin que l'individu pense. Voir Simone Weil in "Réflexions sur les causes la liberté et de l'oppression sociale" (RCLOS)
La nature profonde de l’aliénation consiste à faire perdre à l’individu :
- la possibilité ou la capacité de penser par lui-même d’une part
- d’agir selon ce qu’il pense d’autre part.
Foncièrement, l'aliénation est une sorte d'emprisonnement, de limitation de la capacité à décider et à agir librement. Elle peut être soit le fruit d'une contrainte, soit le fruit d'un consentement volontaire. Le première est plus facile, plus évidente à détecter car on sent la contrainte, mais la seconde est beaucoup plus subtile à voir car elle n'est pas sentie en tant que contrainte. Il peut même s'agir d'un désir fort, mais qui aura été suscité de toutes pièces par une influence sur l'individu.
Dans sa forme "sommaire", l'aliénation consiste à contraindre l'individu à agir en n'ayant que faire de ce que l'individu pense. Cette forme de l'aliénation dit à l'individu : "Pense ce que tu veux, mais fais ce que je te dis." Ce sont toutes les formes par contrainte explicite : que ce soit la force physique (esclave, policier, prison), la menace de la punition (lois), la contrainte financière (impôts, taxe), le forçage "pur et simple" par réglementation. Bref, ce sont toutes les fois où l'individu n'a pas le choix d'obéir sans conséquences importantes pour lui.
Dans sa forme "élaborée", l'aliénation consiste à faire désirer aux individus ce que l'on veut qu'ils désirent. Cette forme là relève du "génie" de la part de ceux qui la mettent en oeuvre car cette aliénation ne semble pas exister. En effet, si on cherche une contrainte, il n'y en n'a pas : même lorsqu'il décide d'agir en apparence par lui-même, l'individu semble parfaitement autonome. Il fait ce qu'il souhaite, ce qu'il désire. Mais en réalité, ce qu'il désire ne vient pas de lui : cela lui a été transmis, suggéré. C'est tout le volet de la publicité, de la gestion de l'opinion, etc. Du contrôle du corps social. Le libéralisme moderne a inventé cette aliénation d'un type nouveau : c'est l'aliénation par le désir. C'est faire désirer à autrui ce que l'on veut qu'il fasse. C'est très subtil et puissant comme procédé. Voir à ce sujet Edward Bernays "Propaganda"
Une objection sera probablement faite ici qui consiste à dire que tout individu au sein d'une société subit les influences de cette société, de sa culture, de ses pensées dominantes. Et dès lors même qu'on lit quelque chose, on se place sous l'influence de ce que l'on lit. Il y a certes une part de cela inévitable, qui correspond au temps de l'éducation et de la formation initiale, mais celle-ci, si elle est bien faite, doit conduire à l'autonomie de la pensée et du jugement. Mais dans le même temps, si je choisis moi-même des ouvrages dans une bibliothèque ou sur internet, que je garde les uns, rejette les autres, c'est bien moi qui décide. Par contre, lorsque je m'expose à un flux informationnel ou publicitaire télévisé ou sur internet, flux que je ne maîtrise pas, alors je m'expose à la possibilité de l'aliénation. Il faudrait développer davantage pour être précis, mais l'idée est là : si j'ai possibilité de choix de ce qui entre en mon esprit, que je choisi, il n'y a pas aliénation au sens propre. Lorsque je ne choisi plus, le risque d'aliénation est réel.
Les mécanismes de l’aliénation sont nombreux dans la société moderne, mais en connaître la nature fondamentale suffit à la repérer. Et puis l'individu se vivant lui-même si l'on peut dire, ressent l'aliénation lorsqu'elle existe : dans sa forme contrainte les choses sont généralement claires, dans sa forme élaborée ce sera plutôt le sentiment d'un malaise ou d'un mal-être, le sensation d'une dissonnance cognitive entre ce que l'on aimerait faire et ce que l'on fait.
Noter que l'aliénation n'est pas "binaire" mais "linéaire" : les choses ne sont pas blanches ou noires, mais s'étalent dans une échelle de niveaux de gris.
Et redisons ici que le contraire de l'aliénation, c'est la liberté de l'individu qui se possède lui-même et décide par lui-même ce qu'il veut faire et agit en conséquence.
La détection de l'aliénation se résume à une question : "Qui décide ?" Est-ce moi ? ou non ?
La nécessité n'est pas l'aliénation
L'aliénation est différente de la nécessité qui n'a pas pour source une origine humaine, et n'est donc pas arbitraire (au sens d'une décision prise par autrui qui s'impose à moi). La nécessité est indifférente et peut être contrôlée une fois comprises les "lois" impliquées.
La situation originelle de l’homme face à la nature est pour une part asservissement mais non pas aliénation. Asservissement car l’individu doit répondre sans cesse à ses besoins primaires. Il subit les éléments. Mais non pas aliénation car l’homme ne perd rien : il peut penser, et agir selon ce qu’il pense. Certaines choses ne sont pas possibles, ne fonctionnent pas : à l’homme de s’adapter.
Conséquences de l'aliénation
L'individu qui laisse un autre être le "Je" subit comme par contre-coup la conséquence de l'aliénation qui est une perte de la nature propre de l'individu.
L'aliénation, c'est simultanément, dans le cas de l'homme, se mettre sous le contrôle d'un autre... et simultanément, ce faisant, c'est ne plus être soi. C'est ne plus exister en tant que soi.
L'aliéné est quelque part un "im-bécile", celui qui a besoin de béquilles (Frédéric Lordon). Mais "l'im-bécile", ne peut simultanément être "auto-nomos", autonome, être celui qui se donne ses propres lois.
Le mot "d'imbécile", à entendre comme l'antinomie de "l'autonome", est d'ailleurs repris par Georges Bernanos dans son La France Contre les Robots.
Les différents domaines de l'aliénation moderne
Les conditions d'accès à la couverture des besoins primaires
Le premier domaine qui contraint l'individu, ce sont ses besoins primaires : nourriture, eau (hygiène, lavage), chaleur, sécurité (logement). En tant que tels, il n'y a pas aliénation, mais nécessité. Par contre, la structure sociale peut entraîner une aliénation lorsqu'elle empêche l'individu d'agir par lui-même pour couvrir ses besoins primaires. Par exemple, lorsque l'argent devient la seule façon d'accéder à la nourriture en milieu urbain, cela contraint à obtenir un travail rémunéré, généralement spécialisé et donc imposant une formation en conséquence. Mais pour aller à ce travail, il me faudra également devoir savoir conduire, et même avoir une voiture. Ce qui m'obligera à devoir gagner plus d'argent. Un logement en ville sera également nécessaire, plus coûteux. Les taxes et impôts viendront encore me forcer à gagner plus d'argent et donc à travailler plus. Bref, la vie moderne. Et on comprend bien ici qu'une certaine forme de la société peut imposer bien des conditionnements et donc des aliénations pour répondre à ce qui à la base est une nécessité qui j'aurai pu couvrir par moi-même et avec ma communauté locale. Si j'habite en campagne ou si j'ai un jardin, je peux avoir quelques poules, je peux cultiver quelques légumes, et cela me redonne une autonomie que j'avais perdue dans le système purement consumériste.
L'économique
L'un des leviers d'aliénation le plus actif de nos sociétés est le levier économique à entendre au sens très large :
- soit dans sa forme contrainte, à savoir que la structure de la société impose de gagner de l'argent pour accéder aux choses. C'est ce que j'ai décrit rapidement précédemment.
- soit dans sa forme suggérée (non-contrainte) en faisant désirer des choses dont je n'ai pas vraiment besoin, ou les dernières nouveautés de choses dont j'ai besoin, ou encore en créant des modes ou des pressions sociales autour de choses que je devrais acheter.
Au final, nous sommes dans la "civilisation où on ne produit rien de ce qu’on consomme et ne consomme rien de ce qu’on produit" (André Gorz). Parfait résumé de la double alinéation libérale. La connexion entre production et consommation est dès lors l'argent, médiation obligatoire mais qui place l'individu dans une double voire triple exploitation (si crédit).
Il apparaît clairement ici qu'une des façons de sortir de cette aliénation est de sortir du besoin d'argent universalisé en créant des "espaces" ou des "lieux" dans lesquels l'argent n'intervient pas. Je ne m'étends pas ici sur le sujet développé par ailleurs.
Mais cela va plus loin : il y a une conséquence anthropologique majeure, une sorte de réduction de l'homme dans son entier à son pôle économique, tous les autres pôles devenant comme "accessoires".
La pression sociale
"Les autres font ainsi, mais je ne suis pas les autres" Celine Dion
Cette aliénation là est assez subtile : elle est celle qui nous pousse à poser certains actes uniquement pour être du plus grand nombre. C'est le fameux : "Toute le monde fait comme çà !"
Une forme dérivée est la recherche de la séduction : on va poser des actes pour séduire ou plaire. Cela peut être un but à certains moments de la vie et envers des personnes précises. Mais ce ne doit pas être un motif de comportement en soi.
C'est aussi elle qui nous fait agir lorsque l'on cherche à avoir du succès ou de l'audience. Non pas qu'il faille refuser un éventuel succès, mais il ne faut pas le chercher pour lui-même. La motivation de notre action doit être notre choix, ce que nous pensons être juste, ce que nous pensons devoir partager. Pas ce qui va plaire, ce qui nous donnera du succès.
Ici, on peut voir des choses assez subtiles se mettre en place car les plateformes de contenus vont se mettre à édicter des règles pour être référencé ou monétisé, et la recherche de l'audience couplée à la recherche du profit vont entraîner une modification des producteurs de contenu pour ne pas être déférencé et pour rester en bonne position dans les algorithmes de recommandation. Ce qui pose problème, c'est le fait d'obéir à autre chose qu'à ses convictions. Ceci peut être vrai de l'usage d'un réseau social, etc.
L'administratif et le réglementaire
Un autre levier d'aliénation, celui-là par contrainte, est tout le volet administratif et réglementaire. C'est très développé dans nos sociétés actuelles, à tous les niveaux. Et nous sommes tous devenus pour l'essentiel des "petits chiens bien obéissants". Il suffit que soit brandi la "règlemention" ou "les normes" pour que tout le monde s'empresse de les respecter, sans questionner plus avant le fondement, ni même ne pas suivre ce qui paraît aberrant. Joost Merloo, dans son livre "The Rape Of The Minds", met en garde contre cet esprit "administratif" qui court-circuite la pensée individuelle et prédispose à l'obéissance.
La Technique
Une autre aliénation propre à nos sociétés modernes est représentée par la technique. Très exactement, en tant que telle la technique n'est pas forcément aliénante, au contraire, elle peut même être libératrice des individus en les affranchissant de la rigueur de la nécessité. Mais il est une forme de la technique qui aliène : c'est la technique qui "embarque" en elle de l'arbitraire décidé par d'autres hommes et qui ne respecte pas ou plus l'autonomie des individus. On peut citer ici les systèmes d'exploitation propriétaires, les intelliphones (smartphones). On peut citer les pièces détachées non standard, etc. Une autre forme de la techique qui aliène est celle qui met les individus à son service au lieu de l'inverse : c'est lorsque l'homme devient simple "rouage" de la technique.
Certaines combinaisons subtiles peuvent aussi apparaître entre l'aliénation technique et l'aliénation par la pression sociale. Par exemple, au départ l'usage de l'intelliphone (smartphone) et des réseaux sociaux est assez peu répandu, et chacun peut (encore) décider ou non de l'utiliser. Mais à un moment donné, que l'on pourra appeler "seuil critique", l'usage est tellement répandu dans le corps social, qu'il est très difficile de ne pas soi-même l'adopter. Alors que l'on peut en toute honnêteté être en désaccord complet d'une part avec les principes techniques de l'appareil (enfermement technique, tracking, etc. ) et d'autre part avec le principe des réseaux sociaux refusant l'interopérabilité.
La "suggestion" publicitaire et médiatique
La suggestion permanente publicitaire, médiatique qui aboutit à créer un système structuré qui suit l'individu tout au long de la journée fini par fortement façonner l'esprit des individus. Suscitation de nouveaux désirs, maintien dans un esprit infantile, réduction du champ lexical et du corpus intellectuel, etc. L'auteur qui a parfaitement analysé le discours publicitaire, ses mécanismes et le corpus idéologique sous-jacent est François Brune dans son ouvrage "Le Bonheur Conforme".
Conclusion provisoire
Il y a probablement d'autres pôles d'aliénation (course au chiffre, à l'audience, etc.), mais ce sont les plus importants, les dominants : ils sont de plus à envisager en système, en ce sens que les différents "pôles" tantôt se combinent entre eux, tantôt se succèdent au sein de la journée. Les pôles "technique" et "réglementaire" sera à l'oeuvre essentiellement sur le versant "producteur" de l'individu. Les pôles "économiques" et "publicitaires" sont à l'oeuvre essentiellement sur le versant "consommateur", le pôle "réglementaire" pouvant là encore venir s'y adjoindre.
Bref, l'individu est en fâcheuse posture dans la société moderne. Faut-il désespérer ? Non. La lucidité est de mise, mais elle doit être un tremplin vers une réappropriation de ce qui peut l'être. On peut suggérer notamment :
- développer tout ce que l'on peut faire effectivement par soi-même, et se mettre en position de pouvoir le faire. Le DIY au sens large et pour des choses utiles qui répondent à nos besoins effectifs.
- se désexposer autant que possible au flux médiatique et publicitaire "spontané" pour aller vers des sources que l'on choisi et à des moments que l'on choisi, idéalement légèrement désynchronisée du "mouvement d'ensemble" afin de ne pas être pris dans un mécanisme de "foule psychologique". Voir Gustave le Bon
- créer des îlots d'interaction et d'échanges avec autrui où il n'y a pas d'échange marchand. On peut évoquer tout le volet du logiciel libre, des services partagés, mais cela peut aussi se faire dans le domaine du jardinage, de l'échange ou prêt d'objets, etc. Une fois que l'on a compris la "piste à suivre", les idées ne manquent pas.
- se nourrir aux bonnes sources intellectuelles pour penser correctement l'aliénation. Quelques pistes ont été données au sein de cet article et par ailleurs sur ce blog.
- Etc.
D'une manière générale, c'est tout ce blog qui est une réflexion autour de cette thématique.
Billet écrit par un humain sans recours à l'IA !
Annexe
Il est probablement intéressant ici de mettre en rapport les différentes aliénations modernes soulevées/retenues ici et les privilèges permettant l'oppression tels que les retient Simone Weil in "Réflexions sur les causes la liberté et de l'oppression sociale" (RCLOS), à savoir :
- la force physique : armée, police
- l'éducation, la connaissance, la transmission des savoirs
- la monnaie
- la bureaucratie
- la course à la puissance
Elle ne fait d'ailleurs qu'effleurer les moyens de communication de masse qui sont un réel pouvoir d'influence sur les esprits et les désirs (elle écrit en 1934 à une époque où la radio commence à peine à se diffuser ) comme vont le prouver la montée des fascismes italien, allemand et aussi espagnol.
Liens utiles
Charles Robin : l'aliénation libérale 1 et 2
Charles Robin : sur l'école
Simone Weil in "Réflexions sur les causes la liberté et de l'oppression sociale" (RCLOS)
Joost Merloo in "The Rape Of The Minds"
Gustave le Bon Psychologie des foules
Edward Bernays "Propaganda"
La chaîne "Academy of Ideas" : http://iteroni.com/channel/UCiRiQGCHGjDLT9FQXFW0I3A