Créée le lundi 12 février 2024
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Préambule
Ivan Illitch, penseur / auteur des années 60-70, au profil original, a posé une critique du modèle techno-industriel croissanciste en vigueur dans les sociétés occidentales. Il propose d'opter pour une alternative basée sur un concept clé, qu'il nomme "la convivialité" et dont la forme concrète est l'outil convivial.
Ivan Illitch décrit ainsi sa démarche : "Cela fait plusieurs années que je mène une recherche critique sur le monopole du mode industriel de production et sur la possibilité de définir conceptuellement d’autres modes de production post-industriels."
Il soulève l'enjeu de son analyse de la façon suivante : "Lorsqu’une activité outillée dépasse un seuil défini par l’échelle ad hoc, elle se retourne d’abord contre sa fin, puis menace de destruction le corps social tout entier. Il nous faut déterminer avec précision ces échelles et les seuils qui permettent de circonscrire le champ de la survie humaine."
Et de préciser l'intention de son propos : "Je ne suis ni le commis voyageur d’une « meilleure » technologie ni le propagandiste d’une idéologie. J’entends seulement définir des indicateurs qui clignotent chaque fois que l’outil manipule l’homme, afin de pouvoir proscrire les instruments et les institutions qui détruisent le mode de vie convivial. Ce manifeste est donc un guide, un détecteur, à utiliser comme tel."
Souvent cité sans grande précision, nous allons ici prendre le temps d'isoler le concept d'outil convivial au sein de son ouvrage clé sur ce sujet, le livre "La Convivialité". Les citations de ce billet seront issues de cet ouvrage, sauf mention contraire.
Le concept d'outil
Pour Ivan Illitch, le concept d'outil est à entendre dans une acception très large :
"Il est bien clair que j’emploie le terme d’outil au sens le plus large possible d’instrument ou de moyen, soit qu’il soit né de l’activité fabricatrice, organisatrice ou rationalisante de l’homme, soit que, tel le silex préhistorique, il soit simplement approprié par la main pour réaliser une tâche spécifique, c’est-à- dire mis au service d’une intentionnalité.
Un balai, un stylo à bille, un tournevis, une seringue, une brique, un moteur sont des outils au même titre qu’une automobile ou un téléviseur. Une usine de cassoulet ou une centrale électrique, qui sont des institutions productrices de biens, entrent aussi dans la catégorie de l’outil. Il faut également ranger dans l’outillage les institutions productrices de services comme l’école, l’organisation médicale, la recherche, les moyens de communication ou les centres de planification. Les lois du mariage ou les programmes scolaires façonnent la vie sociale au même titre que le réseau routier. La catégorie de l’outil englobe tous les instruments raisonnés de l’action humaine, la machine et son mode d’emploi, le code et son opérateur, le pain et les jeux du cirque.
On voit que le champ couvert par le concept d’outil varie de culture à culture. Il dépend de la prise qu’une société donnée exerce sur sa structure et son environnement. Tout objet pris comme moyen d’une fin devient outil."
On comprend dès lors que, bien qu'ils commençaient à peine à exister, les ordinateurs et les réseaux informatiques rentrent parfaitement dans cette acception.
Portée philosophique de l'outil
Ivan Illitch retient un premier effet de l'outil qui est de nature philosophique :
"L’outil est inhérent à la relation sociale. Lorsque j’agis en tant qu’homme, je me sers d’outils. Suivant que je le maîtrise ou qu’il me domine, l’outil me relie ou me lie au corps social. Pour autant que je maîtrise l’outil, je charge le monde de mon sens ; pour autant que l’outil me domine, sa structure me façonne et informe la représentation que j’ai de moi-même."
Ce passage très court est paradoxalement très riche :
- l'outil ici est clairement envisagé comme ayant une portée sociale ("me relie ou me lie")
- l'outil, selon sa nature, pourra être source de libération ou d'aliénation, d'oppression.
- l'outil est d'autre part le fondement de ma qualité d'homme, de ma présence au monde
- il y a une rétro-activité de l'outil sur moi-même qui me modifie comme en retour
On retrouve ces enjeux exprimés différemment chez Simone Weil dans RCLOS.
Le point qui semble essentiel ici, c'est la mise en exergue de la seule voie qui permette à l'homme d'exister au monde, de charger le monde de mon sens : la condition est la maîtrise de l'outil. Tout autre situation entraîne une impossibilité d'être soi mais permet seulement d'être ce que l'outil (ou la société à travers lui) décide/attend que je sois.
L'outil convivial
Une première précision est donnée lorsque Ivan Illitch décrit ce qu'il appelle l'outil "juste" :
"Ce n’est qu’en renversant la structure profonde qui règle le rapport de l’homme à l’outil que nous pourrons nous donner des outils justes. L’outil juste répond à trois exigences :
- il est générateur d’efficience sans dégrader l’autonomie personnelle,
- il ne suscite ni esclaves ni maîtres,
- il élargit le rayon d’action personnel."
"J’entends par convivialité l’inverse de la productivité industrielle."
"L’homme fait l’outil. Il se fait par l’outil. L’outil convivial supprime certaines échelles de pouvoir, de contrainte et de programmation"
Mais la définition la plus explicite de l'outil convivial est la suivante, définition qui rejoint la portée philosophique de l'outil :
"L’outil convivial est celui qui me laisse la plus grande latitude et le plus grand pouvoir de modifier le monde au gré de mon intention. "
Au contraire de l'outil industriel :
"L’outil industriel me dénie ce pouvoir ; bien plus, à travers lui, un autre que moi détermine ma demande, rétrécit ma marge de contrôle et régit mon sens."
Et de préciser :
"La plupart des outils qui m’environnent aujourd’hui ne sauraient être utilisés de façon conviviale."
Indiquant par là la transformation à opérer.
Il est absolument remarquable et original de voir dans l'outil une portée proprement philosophique, avec une notion de "seuil" développée par ailleurs et qui fait basculer l'outil de convivial, respectueux et même permettant l'expression de mon humanité, à l'outil oppresseur et inhumain.
De ce point de vue, Ivan Illicth va considérer comme étant de même nature la société techno-industrielle, qu'elle soit capitaliste ou collectiviste. Et il n'est pas le seul à avoir ce point de vue car on peut citer ici Simone Weil, Georges Bernanos, Jacques Ellul, Jean-Paul II et probablement André Gorz (encore cela soit moins évident dans ce dernier cas).
A un autre endroit, il donne la définition probablement la plus connue de l'outil convivial :
"L’outil est convivial :
- dans la mesure où chacun peut l’utiliser, sans difficulté,
- aussi souvent ou aussi rarement qu’il le désire,
- à des fins qu’il détermine lui-même.
- L’usage que chacun en fait n’empiète pas sur la liberté d’autrui d’en faire autant.
- Personne n’a besoin d’un diplôme pour avoir le droit de s’en servir ;
- on peut le prendre ou non.
- Entre l’homme et le monde, il est conducteur de sens, traducteur d’intentionnalité.
"
C'est effectivement la définition qu'il faut prendre en référence car la plus complète et évitant les contre-sens. Une illustration parfaite de l'outil convivial est le cerf-volant. Certes, on objectera que ce n'est pas un outil, mais un jouet... mais cela n'est vrai que jusqu'à un certain point. Un cerf-volant peut être réellement un outil. Quoiqu'il en soit, on peut fabriquer un cerf-volant en quelques minutes, avec 2 bouts de bois, un tissu, une ficelle... et zou, avec un peu de vent çà vole. Mais pour avoir participé à un évènement de ce type, ce qui est passionnant c'est de voir comment chacun va investir cette simple possibilité de faire voler quelque chose : il y aura des gros cerf-volant, des multi-cerfvolants, du très technique même dans certain cas. C'est absolument passionnant et inspirant de voir comment simultanément la même technique va permettre une porte d'entrée très basse tout en ouvrant un espace de progression quasi-infini. Le tout sans aucun rapport de pouvoir ou d'argent : mieux, ce que les uns font, les autres peuvent s'en inspirer, copier ou faire autrement. Le cas du cerf-volant est aussi intéressant car il inclut la relation à l'environnement. C'est la nature qui commande : pas de vent, et tous restent au sol. Peu de vent, et seuls certains pourront voler, etc.
Une remarque intéressante concerne l'efficacité de l'outil convivial :
"Même limité, l’outil convivial sera incomparablement plus efficient que l’outil primitif et, à la différence de l’outillage industriel, il sera à la portée de chacun."
Une scie circulaire est probablement une belle illustration de cela : facilitateur sans être aliénant. On comprend aisément dès lors que la définition de l'outil convivial va entraîner des considérations pratico-pratiques :
- dimensions rendant la manipulation possible par l'individu
- poids également permettant la manipulation aisée seul voire à 2 ou 3
- niveau énergétique permettant l'éventuelle auto-production locale, ou compatible avec une auto-production locale
- suffisamment simple pour être mis en oeuvre par l'individu, par lui-même.
- Et cela concerne aussi la réparation qui doit être possible avec des outils simples.
- Etc.
Concernant la complexité, Ivan Illitch fait une remaque qui est intéressante :
"Le caractère convivial ou non de l’outil ne dépend pas en principe de son niveau de complexité. Ce qui vient d’être dit du téléphone pourrait être répété point par point au sujet du système des postes, ou de celui des transports fluviaux en Indochine. Chacun de ces systèmes est une structure institutionnelle qui maximise la liberté de la personne, même s’il peut être détourné de sa fin et perverti dans son usage. Le téléphone est le produit d’une technique avancée ; les postes peuvent fonctionner à divers niveaux techniques, mais elles exigent toujours beaucoup d’organisation ; le réseau des canaux et des pirogues intègre une programmation minimale, dans le cadre d’une technique coutumière. "
Ceci s'applique particulièrement à l'informatique, à l'électronique : de tels circuits peuvent être parfaitement complexes dans leur conception et fabrication, mais ce qui compte, c'est que l'usage soit convivial, au sens qu'il laisse à l'individu le maximum de liberté sans l'enfermer. Le concept technique qui permet de répondre au double impératif de complexité et de facilité d'emploi est probablement atteint avec les éléments modulaires et standards qui utilisent des interfaces ou des protocoles standards. On peut parler ici d'inter-opérabilité. Par exemple, un module I2C (protocole de communication série) pourra aussi bien être utilisé avec une carte à micro-contrôleur ou une carte à micro-processeur, pour peu que le firmware existe, celui-ci devant également être simple et transparent, ce qui est souvent le cas pour ce type de communication. Et simultanément, il ne faut pas multiplier les protocoles, etc. comme a tendance à le faire la société industrielle. Noter au passage que l'interopérabilité ou le protocole le plus robuste est le comportement analogique : c'est une variation physique d'une tension qui est alors mesurable par n'importe quel dispositif de mesure, manuel ou numérique.
Cette notion d'inter-opérabilité se retrouvera aussi comme un élément clé pour un web "convivial".
Les niveaux énergétiques de l'outil
Ivan Illitch va poursuivre en montrant que les outils obéissent à des niveaux de seuils énergétiques qui interviennent dans le changement de nature "conviviale" ou "industrielle". Il commence par préciser :
"L’outil est à la fois instrument de contrôle et transformateur d’énergie."
Ce qui est parfaitement juste physiquement parlant. Il distingue ensuite entre l'outil manipulable et l'outil maniable avant de discuter le seuil qui entraîne la bascule de nature "conviviale" ou "industrielle".
Je ne m'étends pas ici sur ce point (je le ferai probablement dans un autre post) et je me contente de signaler cet aspect des choses qui est très pertinent, car objectivable. Très exactement, c'est l'une des conditions à prendre en compte dans la définition de l'espace de convivialité de l'outil, si l'on peut parler ainsi. Mais à lui seul, l'aspect énergétique ne suffit pas.
La technologie conviviale
Prolongement de l'outil convivial, la technique conviviale a des caractéristiques similaires :
"L’homme a besoin d’un outil avec lequel travailler, non d’un outillage qui travaille à sa place. Il a besoin d’une technologie qui tire le meilleur parti de l’énergie et de l’imagination personnelles, non d’une technologie qui l’asservisse et le programme."
J'ai personnellement le sentiment que l'imprimante 3D type Reprap que l'on peut fabriquer soi-même et qui permet ensuite de fabriquer des pièces selon son besoin, quitte à les modéliser soi-même, tout cela répond à ce type de technologie conviviale, du moins quand tout est ouvert. Mais là aussi, le risque de dépassement des seuils de la convivialité existe et être conscient de leur existence est essentiel.
Ivan Illitch affirme que la science et la technologie ne contiennent pas en elle-même l'obligation d'une technologie de type industriel :
"De nos jours, l’avancée scientifique est identifiée à la substitution à l’initiative humaine d’un outillage programmé, mais ce qu’on prend ainsi pour l’effet de la logique du savoir n’est en bonne réalité que la conséquence d’un préjugé idéologique. La science et la technique étayent le mode industriel de production et imposent de ce fait la mise au rancart de tout outillage spécifiquement lié à un travail autonome et créateur. Un tel processus n’est pas contenu en germe dans les découvertes scientifiques, et ce n’est pas davantage la conséquence nécessaire de leur application. C’est le résultat d’un parti pris absolu en faveur du développement du mode industriel de production. La recherche s’efforce de réduire partout les blocages secondaires qui entravent la croissance d’un processus spécifique de production. A chacune des découvertes ainsi obtenues par une programmation de longue date, on pavoise comme s’il s’agissait d’une coûteuse percée à grand-peine réalisée dans l’intérêt public. En fait, la recherche est presque totalement au service du développement industriel."
A contrario, une société technique qui respecte l'autonomie individuelle est tout à fait possible :
"Une technique avancée pourrait tout aussi bien réduire le poids du labeur et, de cent façons, servir l’expansion de l’œuvre de production personnelle. Sciences de la nature et sciences de l’homme pourraient servir à créer des outils, tracer leur cadre d’utilisation et forger leurs règles d’emploi de sorte que l’on atteigne à une incessante recréation de la personne, du groupe et du milieu, à un total déploiement de l’initiative et de l’imagination de chacun.
Nous pouvons aujourd’hui comprendre la nature de façon nouvelle. Le tout est de savoir à quelles fins. C’est l’heure du choix entre la constitution d’une société hyper-industrielle, électronique et cybernétique, ou la réunion d’un large éventail d’outils modernes et conviviaux. Un même poids d’acier peut servir à produire une scie à métaux, une machine à coudre ou un élément industriel : dans les deux premiers cas, l’efficacité de mille personnes sera multipliée par trois ou par dix ; dans le dernier, une large part de leur savoir-faire perdra sa raison d’être.
Il faut choisir entre distribuer à des millions de personnes, au même moment, l’image colorée d’un pitre s’agitant sur le petit écran, ou donner à chaque groupe humain le pouvoir de produire et de distribuer ses propres programmes dans les centres vidéo.
Dans la première hypothèse, la technique est mise au service de la promotion du spécialiste régie par des bureaucrates. Toujours plus de planificateurs feront des études de marché, dresseront des équilibres prévisionnels et façonneront la demande de toujours plus de gens dans un nombre croissant de secteurs. Il y aura toujours plus de choses utiles fournies à des inutiles.
Mais une autre possibilité s’offre. La science peut aussi s’employer à simplifier l’outillage, à rendre chacun capable de façonner son environnement immédiat, c’est-à-dire capable de se charger de sens en chargeant le monde de signes."
On retrouve à nouveau cette connexion entre la nature de la forme technique et la portée philosophique associée.
Aparté relatif à la situation actuelle
Ivan Illitch a écrit ces lignes à un moment où les chaînes vidéos en ligne n'étaient même pas techniquement imaginables. Et ce qu'il a écrit est d'une très grande actualité car ce qui était une potentialité virtuelle en 1974 est devenu une réalité concrète. Par contre, on est face à quelque chose que ni Ivan Illitch ni même André Gorz n'ont vu : le capitalisme a été capable de s'adapter à la potentielle libération du pouvoir créatif des individus pour en faire une source de revenus. Ce qui aurait pu rester une simple possibilité "d'être au monde" sous la forme de chaînes vidéos individuelles est devenu une course à l'audience et au revenu publicitaire associé, couplé à une collecte généralisée des données des usagers. C'est littéralement un "coup de génie" du capitalisme qui a su s'adapter à une potentielle libération de la créativité individuelle. C'est comme si le capitalisme avait "mis sur le trottoir" de la course à l'audimat des âmes innoncentes qui rêvaient d'une belle histoire de création personnelle. Tout se passe comme si des milliers si ce n'est des millions de créateurs vidéos étaient tombés aux mains des proxénètes que sont les GAFAM. C'est vrais des vidéos, mais c'est vrai aussi des applications pour intelliphones, etc. Sur toute la créativité ainsi produite et sur toute la consommation associée, ces proxénètes touchent leur part. Ils se sont rendus indispensables alors qu'ils ne l'étaient pas.
Ceci étant, une solution décentralisée comme Peertube permet à chacun de "charger le monde de son sens en le chargeant de signes" pour reprendre la formulation de Ivan Illitch, en dehors de toute marchandisation, course à l'audimat, etc. Il est donc possible de faire preuve de créativité, de la partager aux autres, sans forcément entrer dans une course à l'audimat et aux revenus. En tout innocence si l'on peut dire.
En fait, il ne faut pas sous-estimer la capacité très grande du capitalisme à récupérer toute évolution technologique qui à première vue semble favorable à l'émancipation individus (et on peut citer ici internet, les sites webs individuels, la mise en ligne de vidéos, les logiciels libres et opensource, etc. ) comme pour falsifier cette possibilité, avec la complicité inconsciente (et incroyable) de la majorité des usagers, et pour transformer l'opportunité nouvelle potentiellement émancipatrice en source profit. Les GAFAMs tels que Google et Facebook/Meta ou encore Apple avec l'Iphone sont des cas d'école historique de cette dénaturation d'une possibilité révolutionnaire d'émancipation des masses en une captation des masses à des fins marchandes. C'est une capacité absolument vertigineuse du capitalisme que la plupart des auteurs ont sous-estimé (Ivan Illitch, mais aussi André Gorz ou même encore les tenants du logiciel libre, tel que Richard Stallmann) et que nous subissons actuellement. Il suffit de voir comment les GAFAMs utilisent à leur profit de nombreux projets au départ opensource et libres. Rien en effet n'empêche la récupération marchande. Ceci est majoré par le fait que la plupart des usagers est assez peu conscients de ce qui constitue ses propres intérêts effectifs alors que simultanément les acteurs de la société techno-libérale savent parfaitement ce qu'ils veulent. Les usagers font preuve d'une sorte de naïveté en terme de philosophie sociale ou politique sociale, croyant simplement que parce que certains acteurs leur offrent gratuitement des outils très bien fait mais captifs, il n'y a pas "anguille sous roche". Naïveté aussi que de croire que lesdits acteurs veulent leur bien : ils ne veulent que ce qui sert leurs intérêts, et développeront les outils en ce sens, pas dans le sens de l'intérêt des usagers.
La lueur d'espoir pour tous ceux qui malgré tout restent attachés à la possibilité d'une émancipation des individus c'est l'existence persistante des outils permettant la libération promise d'une part (la simplicité du HTML, du CSS, etc.), et d'autre part l'existence d'outils alternatifs qui permettent de s'affranchir du modèle de captation capitaliste, tels les nombreux services alternatifs proposés par les CHATONS en France. Lueur d'espoir également que la persistance de mouvements tels que le small web où des individus décident de maîtriser leur site web, de laisser la possibilité de les suivre par un simple flux RSS ou de les contacter par messagerie. Cela est réjouissant.
Des histoires de logiciels libres qui ont été placés sous des statuts de fondation pour les protéger de toute possibilité de captation capitaliste est également réjouissant. La possibilité d'une telle organisation collective des individus, des usagers autour d'un outil considéré comme un bien collectif, un "commun", est une chose là encore réjouissante.
Mais il semble malgré tout nécessaire de développer la conscience politique et les capacités individuelles en philosophie sociale voire même en psychologie sociale, pour étendre le niveau de conscience que les individus ont de leurs propres intérêts effectifs au lieu d'accepter sans réaction ou presque tout ce qui leur est proposé.
L'homme et l'outil convivial
"Dans l’acception quelque peu nouvelle que je confère au qualificatif, c’est l’outil qui est convivial et non l’homme. L’homme qui trouve sa joie et son équilibre dans l’emploi de l’outil convivial, je l’appelle austère."
Note : probablement le mot "austère" correspond davantage au sens "sobre" tel que nous le comprenons actuellement. Pour Ivan Illitch, il entend le terme d'austère au sens où le définit Saint Thomas d'Aquin : "Thomas définit l’austérité comme une vertu qui n’exclut pas tous les plaisirs, mais seulement ceux qui dégradent la relation personnelle." Il s'agit donc d'une sorte de limitation volontaire dans la possibilité offerte à l'homme d'agir dans une direction donnée.
Il est notable que cela rejoint également la conception de Gandhi de la civilisation :
Ainsi, dans cette acception, le véritable progrès ne consiste pas à faire tout ce qu'il est possible de faire, comme le sous-entend la société techno-industrielle. Le véritable progrès consiste plutôt à volontairement limiter ses actions à ce qui n'entraîne aucune dégradation de l'individu lui-même et de sa relation au corps social, à la communauté.
Ivan Illitch développe ailleurs cette idée : "Nous voici à l’âge des hommes-machines, incapables d’envisager, dans sa richesse et dans sa concrétude, le rayon d’action offert par des outils modernes maintenus dans certaines limites. Dans l’esprit de ces hommes, nulle place n’est réservée au saut qualitatif qu’impliquerait une économie en équilibre stable avec le monde qu’elle habite. Dans leur cervelle, nulle case ne s’offre pour une société libérée des horaires et des traitements que lui impose la croissance de l’outillage. L’homme-machine ne connaît pas la joie placée à portée de main, dans une pauvreté voulue ; il ne sait pas la sobre ivresse de la vie. Une société où chacun saurait ce qui est assez serait peut-être une société pauvre, elle serait sûrement riche de surprises et libre."
La convivialité est "amorale"
L'outil convivial, la technique conviviale, la convivialité elle-même ne sont pas des fins en soi, mais des moyens. Un peu comme une route libre permet la circulation facilitée plutôt que la piste de terre ou la route encombrée d'embouteillage. D'ailleurs, on voit au travers des métaphores que les effets de dépassement de seuils sont partout dans la société technique : à nous de savoir identifier les seuils à ne pas dépasser.
La convivialité, les outils conviviaux, la technologie conviviale sont donc "a-moraux" : non pas immoraux, mais a-moraux, c'est à dire qu'ils ne préjugent pas des valeurs poursuivies par ailleurs les usagers des outils conviviaux, et de ce point de vue, Ivan Illitch ne va pas sur ce terrain. Ils ne préjugent pas non plus de la forme politique du gouvernement, etc. Certaines formes sont par contre des formes avec "dépassement des seuils de convivialité" et c'est cela qui est l'important.
On pourrait presque dire d'une certaine façon, que la convivialité telle que la conçoit Ivan Illitch est porteuse d'une anthropologie plus qu'une idéologie ou d'une morale. La convivialité est le fruit d'un ensemble de conditions qui doivent être respectées pour que l'homme puisse pleinement rester homme, humain, lorsqu'il utilise les outils, la technique. Que la convivialité est avant tout une anthropologie, Ivan Illitch lui-même le dit au moins implicitement :
"Je ne suis ni le commis voyageur d’une « meilleure » technologie ni le propagandiste d’une idéologie. J’entends seulement définir des indicateurs qui clignotent chaque fois que l’outil manipule l’homme, afin de pouvoir proscrire les instruments et les institutions qui détruisent le mode de vie convivial. Ce manifeste est donc un guide, un détecteur, à utiliser comme tel."
Néanmoins, les outils conviviaux embarquent d'une certaine façon des valeurs implicites, ou plus exactement les favorisent : ainsi par exemple, l'outil convivial préserve la liberté d'usage de l'outil par l'individu, qui pourra l'utiliser "aussi souvent ou aussi rarement qu'il le souhaite". Donc la convivialité en soi "embarque" et favorise la liberté individuelle... mais à l'individu d'investir cette possibilité et de l'orienter vers ce qui est favorable pour lui et pour le collectif, la communauté, voire la société. Si l'individu, la communauté n'investit pas cette possibilité, elle restera potentialité. Ce qu'exprime notamment André Gorz lorsqu'il dit :
"Je ne dis pas que ces transformations radicales se réaliseront. Je dis seulement que, pour la première fois, nous pouvons vouloir qu’elles se réalisent. Les moyens en existent ainsi que les gens qui s’y emploient méthodiquement." André Gorz in article "Le travail dans la sortie du capitalisme" - 2007
La convivialité est donc une sorte de cadre, un ensemble de conditions qui garantissent à l'individu (et par ricochet à la communauté) d'user de l'outil et de la technique sans leur être soumis et sans non plus être soumis à d'autres hommes. C'est une sorte de cadre protecteur contre l'aliénation et l'oppression dans l'usage de l'outil, de la technique. Mais ce cadre ne préjuge pas de l'investissement moral si l'on peut dire avec lequel l'individu le remplira, ni même de l'orientation morale qu'il lui donnera. Cette orientation morale relève d'une autre source que chacun devra définir selon le corpus de valeurs qui lui sembleront les plus importantes.
La société conviviale
Ivan Illitch montre en quoi la société techno-industrielle ne répond pas au besoin profond de l'homme, à savoir son humanité :
"L’homme ne se nourrit pas seulement de biens et de services, mais de la liberté de façonner les objets qui l’entourent, de leur donner forme à son goût, de s’en servir avec et pour les autres."
A contrario, la société conviviale a un tout autre rapport à l'outil :
"J’appelle société conviviale une société où l’outil moderne est au service de la personne intégrée à la collectivité, et non au service d’un corps de spécialistes. Conviviale est la société où l’homme contrôle l’outil."
"Chacun de nous se définit par relation à autrui et au milieu et par la structure profonde des outils qu’il utilise."
Cette dernière citation reprend à son compte une analyse déjà faite par Marx ou encore Simone Weil : c'est la technologie, les outils qui ont un rôle essentiel dans la façon dont l'individu est présent au monde. Cette phrase est très "weilienne", car elle retient également comme éléments clés la relation au milieu, la relation aux autres hommes et la technologie ou les moyens de production. Voir RCLOS.
"Une société conviviale est une société qui donne à l’homme la possibilité d’exercer l’action la plus autonome et la plus créative, à l’aide d’outils moins contrôlables par autrui. La productivité se conjugue en termes d’avoir, la convivialité en termes d’être. Tandis que la croissance de l’outillage au-delà des seuils critiques produit toujours plus d’uniformisation réglementée, de dépendance, d’exploitation et d’impuissance, le respect des limites garantirait un libre épanouissement de l’autonomie et de la créativité humaines."
Cette dernière phrase rejoint l'idée d'austérité au sens d'auto-limitation volontaire vue précédemment.
Ce qui est particulièrement intéressant, c'est que la vision de Ivan Illitch n'est pas "totalitaire" en ce sens qu'il n'exlut pas la possibilités d'outils non conviviaux au sein d'une société si cela est pertinent ou nécessaire au moins d'un certain point de vue. Le passage ci-dessous, un peu long, le ontre très bien :
"Il est possible que certains moyens de production non conviviaux apparaissent comme désirables dans une société post-industrielle. Il est probable que, même dans un monde convivial, certaines collectivités choisissent d’avoir plus d’abondance au prix d’une moindre créativité. Il est à peu près sûr que, pendant la période de transition, l’électricité ne sera pas partout le résultat d’une production domestique. (...) En vérité, il n’y a aucune raison pour proscrire d’une société conviviale tout outil puissant et toute production centralisée. Dans l’optique conviviale, l’équilibre entre la justice dans la participation et l’égalité dans la distribution peut varier d’une société à l’autre, en fonction de l’histoire, des idéaux et de l’environnement de cette société.
Il n’est pas essentiel que les institutions manipulatrices ou les biens et les services susceptibles d’intoxiquer soient totalement absents d’une société conviviale. Ce qui importe, c’est qu’une telle société réalise un équilibre entre d’une part l’outillage producteur d’une demande qu’il est conçu pour satisfaire, et de l’autre les outils qui stimulent l’accomplissement personnel. Le premier matérialise des programmes abstraits concernant les hommes en général ; les seconds favorisent l’aptitude de chacun à poursuivre ses fins, à sa manière propre, inimitable.
Il n’est pas question de proscrire un outil du seul fait que, selon l’un de nos critères de classification, nous pouvons le dire anticonvivial. Ces critères sont des guides pour l’action. Une société peut s’en servir pour restructurer la totalité de son outillage, en fonction du style et du degré de convivialité qu’elle désire.
On le voit, les critères de la convivialité ne sont pas des règles à appliquer mécaniquement, ce sont des indicateurs de l’action politique, qui concernent ce qu’il faut éviter. Critères de détection d’une menace, ils permettent à chacun de faire valoir sa propre liberté."
C'est une position somme toute équilibrée qui peut même être adoptée à titre personnel ou communautaire. Il y a des choses utilisées qui pourront venir "du grid", du collectif, car cela est plus pertinent de faire ainsi plutôt que de faire soi-même. L'idée est plutôt finalement de laisser tout ce qui peut relever de l'individu au niveau de l'individu, et en tout cas laisser cette possibilité. La société ne serait plus conviviale non plus lorsque les outils non conviviaux n'existeraient pas ou plus mais elle cesserait de l'être lorsque l'individu serait comme forcé ou obligé d'utiliser ces outils pour rester lié au collectif. Ces critères d'appréciation sont particulièrement pertinents à l'heure des réseaux sociaux pour évaluer ce qui est garant de la convivialité et ce qui ne l'est pas.
Conclusion (provisoire)
Ces quelques citations permettent de cerner avec justesse le concept d'outil convivial qui est au coeur de la pensée de Ivan Illitch. L'enjeu est de taille :
"Une structure conviviale de l’outil rend l’équité réalisable et la justice praticable, elle constitue la seule garantie de survie."
Assez spontanément, la définition de la technologie qui semble assez proche de cette conception est ce qui s'appelle "anarchism technology" qui ajoute en plus des éléments explicitement anti-capitalistes et écologiques. Voir à ce sujet : 22C3: Free Software and Anarchism (2011) https://iteroni.com/watch?v=AZCVRXC4yDQ
Autant l'analyse de Ivan Illitch est juste vis à vis de la nature de l'outil, autant son analyse concernant la mise en oeuvre est à mon sens non pertinente car selon lui relève d'un changement politique de la société (position absolument justifiée lorsqu'il écrit). Mais entre temps, le mouvement du logiciel libre est apparu et des possibilités nouvelles également, possibilités qu'Ivan Illitch voyait déjà au moins dans les technologies existantes de son époque, permettant d'envisager objectivement la mise en place d'outils conviviaux. Ainsi notamment disait-il :
"Aucun des types d’outillage réalisables par le passé ne pouvait à la fois rendre possibles un genre de société et un mode d’activité marqués du sceau de l’efficience et de la convivialité. Mais aujourd’hui nous pouvons concevoir des outils qui permettent d’éliminer l’esclavage de l’homme à l’égard de l’homme, sans pour autant l’asservir à la machine."
Il a écrit cela dès 1974, et on était au tout début de l'informatique et des réseaux : l'existence aujourd'hui de l'électronique et de l'informatique "low-cost", des systèmes libres, des logiciels libres, du "physical computing" libre (cartes à micro-contrôleurs) ou encore des machines numériques libres, tout cela lui donne parfaitement raison. Et tout se passe comme si notre génération disposait des outils mais sans avoir la conscience de leur portée politique potentielle.
Son ami André Gorz est probablement celui qui a le mieux vu la pertinence des évolutions à l'oeuvre, notamment dans son écrit testamentaire de 2007. Analysant également le rapport avec la théorie de la valeur. Mais cela sera l'objet d'autres billets.
A mon avis, par exemple, la forge logicielle couplée aux licences libres (éventuellement non commerciales) est l'outil technique par excellence qui contient la forme politique désirable : il permet à celui qui code de rendre public son code, de le versionner, il permet à qui le souhaite de l'utiliser, de le copier, de suggérer des corrections, il permet l'élaboration de projets collectifs d'une immense envergure tout comme un projet tout petit, c'est décentralisé par principe (basé sur git). Il n'y a aucune mainmise de qui que ce soit sur personne. Les possibles "aliénations" que permet la forge logicielle sont liées au dépassement de seuils de convivialité dans le projet lui-même, mais pas liées à l'outil qui au contraire favorise la convivialité. Il faut prendre conscience de cette portée politique de la forge logicielle.
Un exemple de dépassement des seuils pertinents pour rester dans la convivialité est représenté par le développement du web qui est de ce point une excellente illustration : la libération possible au départ a été perdue une fois dépassés certains seuils et sous l'action de l'intentionalité d'acteurs capitalistes visant le profit. Un retour à ces niveaux de façon volontaire est probablement une voie clé pour maintenir le caractère convivial de ces outils. De plus, le logiciel, le code, et par extension le "physical computing" et les machines numériques, sont une forme particulièrement pertinente pour "charger le monde de son sens", et notamment en fonction de ses besoins.
Annexe : auteurs associés
On peut associer les auteurs suivants à la pensée de Ivan Illitch concernant la convivialité :
- Simone Weil dans "Réflexions sur les causes de la liberté et de l'oppression sociale."
- Ernst Friedrich Schumacher dans notamment "Small is Beautiful" et son "Intermediate Technology"
- André Gorz (qui considérait Ivan Illitch comme un ami) et son "Eloge du suffisant"
- et même probablement (et étonnamment) Jean-Paul II dans son encyclique Laborem Exercens (1981) sur le travail qui simultanément met en avant une critique de la société technicienne tout en reconnaissant ses apports et donne les conditions par lesquelles la personne humaine est respectée dans son rapport au travail et à la technique.
On peut également associer ces auteurs qui sont critiques de la technique mais sans développer les aspects de la convivialité :
- Jacques Ellul dans son "La Technique" : auteur très critique du "système technique" et qui a une vue totalisante de la technique, laissant peu de place à une possible "reprise en main".
- Georges Bernanos dans son "La France contre les robots" qui dénonce l'anthropologie implicite de la société technique. C'est au vitriol mais çà fait du bien. Le dernier chapître sur les "machines à bourrer le crâne " est particulièrement actuel.
- Gilles de Beaupte, enseignant de philosophie contemporain qui décrit la société techno-capitaliste et son projet totalitarisant (quelques vidéos en ligne)
Notes
- Le livre en ligne : https://archive.org/details/illich-convivialite