Créée le mardi 27 février 2024
Au commencement la physique
Fondamentalement, une transformation de la matière et donc du monde, c'est l'action d'une énergie couplée à l'ajout (fabrication, construction) ou au retrait (destruction) d'information dans la matière transformée.
Il y a deux voire trois façons de "changer le monde" :
- soit en passant par la transformation de la matière (qui nécessitera une énergie locale)
- soit en diffusant de l'information (au sens très général), qui elle-même entraînera un changement dans la façon de transformer la matière là où l'information sera disponible.
- soit en diffusant de l'énergie qui elle-même transformera la matière. Mais cette voie est plus une "potentialité" ou une "modulation" de transformation. Elle vient permettre d'élargir le périmètre de transformation plus qu'elle n'assure la transformation elle-même qui est le lien entre information et matière.
Ces principes sont très généraux, reposant sur un niveau physique fondamental. Je ne m'étends pas ici. La vie par exemple fait exactement cela : l'information est transmise sous forme d'ADN couplé à la machinerie utile pour transformer la matière. C'est la graine, le gamète. A partir de là, parfois après un transport très long, un nouvel être vivant va se développer là où la graine va trouver un sol favorable. Et à nouveau, le cycle recommencera.
Dans le cas des sociétés humaines, cas qui m'intéresse ici, les choses sont du même ordre, et si l'on veut "changer le monde" au sens social du terme, il y a essentiellement 2 voies efficaces (la voie énergétique étant plus un modulateur qu'une véritable voie dans ce cas) :
- soit en passant par la transformation de la matière
- soit en diffusant l'information
Premier moyen : la transformation de la matière, la technique
La transformation de la matière recouvre tout le volet de la technique, d'une part les moyens de production (la technique de fabrication) et d'autre part tous les biens produits de toutes sortes, que ce soit des machines, des biens de construction, des appareillages, etc. Cet aspect des choses a généralement été bien vu et analysé, que ce soit par Karl Marx ou encore Simone Weil. Je cite :
Soit dit en passant, la grande erreur de Marx, qui est également celle des tenants du "progrès", c'est d'avoir pensé que le développement illimité des moyens de production (couplé à leur propriété collective) aboutirait comme inexorablement à la libération des hommes. Il y a là de la part de Marx, une sorte de conviction religieuse (si, si !) qui confère à la technique des qualités qu'elle n'a pas en soi, car on est dans deux ordres de réalités différentes, celui de la physique d'une part, des valeurs d'autres part. Voir Simone Weil in RCLOS à ce sujet.
On peut dire a contrario que celui qui a bien vu la réalité des choses en ce domaine est Ivan Illitch (voir ses livres "La Convivialité" ou encore "Energie et Equité") qui a perçu l'existence de seuils à ne pas dépasser pour que la technique reste libératrice pour l'homme. Voir 2024 02 12 : Ivan Illitch : L'outil convivial Ce point est partagé également par Gandhi (in "Tous les hommes sont frères"), mais aussi Ernst Friedrich Schumacher (in "Small Is Beautiful").
Mais ce n'est pas exactement notre sujet ici : le point que je veux retenir est le fait que le premier moyen de transformer le monde, c'est de transformer la matière. Et cette transformation de la matière sous toutes ses formes est la technique. Pour changer le monde, diffuser une technique nouvelle est très efficace. Un exemple parmi tant d'autres : la voiture. L'individu devenant capable de se déplacer à la vitesse de 60 à 100 Km/h en déplaçant de plus une charge utile de plusieurs fois son propre poids (ses bagages, ses courses, etc.), c'est toute la société qui s'est modifiée. Jean-Marc Jancovici, dans son cours aux Mines montre très bien comment la distance moyenne parcourue quotidiennement par un individu a été multipliée par un facteur 10 environ. On passe dès lors de la place du village ou du centre-ville avec tous les magasins aux zones commerciales en périphérie, avec rocades, voies rapides, etc. Le mécanisme de transformation est très bien analysé par Ivan Illitch dans son petit livre "Energie et Equité".
D'un point de vue historique, la technique est restée relativement stable pendant plusieurs siècles, en tout cas n'a pas dépassé certains ordres de grandeurs, à la fois pour des raisons culturelles mais aussi pour des raisons d'évolution technique, de capacité de mise en oeuvre de nouvelles sources d'énergie. Depuis 200 ans, nous vivons une cascade d'évolutions techniques absolument époustouflantes. Ceci est parfaitement analysé par Jacques Ellul dans son livre "La Technique". Marx a posé ses analyses au moment où la technique a changé de nature : elle est devenue capable de production de masse grâce à l'industrie et il a été comme "ébloui" tout comme les hommes de son temps, capitalistes comme marxistes, par les possibilités nouvelles de la technique moderne en plein essor. D'une certaine façon, il n'avait "encore rien vu" de ce qui allait être possible.
En ce premier quart du 21ème siècle, nous sommes en train d'entrer dans une sorte d'ère "post-industrielle" ou "post-technologique", non pas au sens où l'industrie et la technique ne sont plus les fondamentaux de notre société. Mais au sens où les progrès se ralentissent, se font plus rares, ne concernent que certains domaines. Les choses ne sont peut-être pas tout à fait terminées comme le prouve la percée récente de l'IA par exemple. Mais on est clairement dans la zone d'incurvation de la sigmoïde du progrès avant l'asymptote supérieure.
Et en tout cas, les promesses de la technologie libératrice ont sérieusement pris du "plomb dans l'aile" lorsque l'on voit le retour des conflits armés, le désastre écologique planétaire en cours, etc. Les seuils de convivialité et de soutenabilité ont été dépassés, la technique se retourne contre les hommes. L'espoir vient du fait que les seuils optimaux sont inférieurs au développement actuel de la technologie et donc sont faciles à adopter, en tout cas sont accessibles concrètement. C'est aux hommes et aux femmes de faire le choix de la technologie conviviale : c'est une question morale bien plus que technique.
Deuxième moyen : diffuser l'information
La deuxième façon de "changer le monde" est la diffusion de l'information. C'est un volet qui a été moins pensé par les auteurs classiques, et d'une certaines façon, c'est normal, car les moyens techniques rendant cela possible à l'échelle "industrielle" n'existait pas encore.
L'histoire du mouvement de diffusion de l'information dans les sociétés humaine est très intéressant à considérer et je le ferai probablement dans un autre billet. Pour notre époque moderne, une rupture importante va s'opérer au XVème siècle avec l'invention de l'imprimerie : la vitesse de reproduction de l'information a été fortement augmentée, la vitesse de transmission restant la même, de l'ordre de la vitesse d'un cheval au galop au maximum. De plus en plus d'individus ont pu être informé des grands auteurs, des connaissances de leur temps. L'Encyclopédie de Diderot et d'Alembert est ici un cas d'école exemplaire. La vitesse des moyens de transport augmentant peu à peu avec l'arrivée des chemins de fer, les informations vont se communiquer de plus en plus rapidement.
Mais la véritable rupture suivante va arriver avec l'électricité qui va permettre la transmission instantanée, à la vitesse quasiment de la lumière, de l'information. Ce sera d'abord le télégraphe morse durant le milieu du 19ème siècle, puis le téléphone inventé à la fin du 19ème siècle. Dans la foulée, ce sera la découverte des ondes radio qui va permettre de s'affranchir de l'installation d'un réseau physique pour communiquer à distance. Ce va être alors la mise en place des premières chaîne de diffusion radiophonique dans les années 20-30. Et en parallèle, l'équipement des foyers en poste de radio. Pour la première fois, chaque jour, un peuple entier pouvait recevoir la même information. C'est étonnament ce qui a permis l'avènement des fascismes italiens et allemand qui ont fait un usage stratégique de ce moyen de communication de masse.
La télévision va emboîter le pas à la radio dans les années 60 et ce sont alors les images qui vont entrer dans les foyers, façonnant les esprits en leur montrant un mode de vie qui n'était pas alors le leur et en leur faisant miroiter les progrès et les produits nouveaux via les publicités télévisées. La télévision couleur dans les années 70-80 va renforcer cet impact toujours plus grand de ce média.
La rupture suivante va être l'arrivée de l'informatique grand public, et avec elle l'arrivée de la numérisation des contenus, qui permettre par une sorte d'enchaînement logique, l'arrivée d'internet dans les années 1990. Tous les types de contenus devenaient ainsi disponibles pour tous sous réserve de disposer d'un ordinateur. Les communications 1-1, 1-N, N-1, etc devenaient possibles à l'échelle planétaire.
L'évolution suivante qui va avoir un impact est le smartphone ou intelliphone. Dès lors, cette disponibilité de l'information et cette capacité de communication se retrouvait dans la poche de chacun. Le malheur c'est que simultanément, des intérêts purement capitalistes se sont emparés de ces possibilités nouvelles et/ou les ont mises en avant, les individus les ayant adopté sans trop y regarder, et c'était fait pour.
Si vous êtes attentif par rapport à ce que nous avons dit précédemment, vous remarquerez que toutes ces "machines à diffuser de l'information" sont elles-mêmes de la technique. Ce sont des machines particulières, des machines à créer et diffuser de l'information et une de leur caractéristique, c'est notamment qu'elle n'utilisent pas beaucoup d'énergie comparativement à des "machines à fabriquer". Je ne m'étends pas.
Aujourd'hui, l'information est la clé du contrôle du corps social dans les limites de l'acceptabilité, c'est à dire l'absence de violences.
Lorsqu'un individu est exposé à une information qui lui parle, à laquelle il est sensible, il va adapter son comportement en conséquence. Et donc cette information va entrer dans le monde réel, va devenir concrète. On peut voir chaque personne comme une "machine à rendre concrètes des idées, des pensées". Ou pour mieux dire, selon ce que Simone Weil écrit dans l'Enracinement, les valeurs, ce qui est dans le coeur de l'homme, va pouvoir devenir une réalité concrète. Grâce à l'homme, les valeurs, immatérielles, vont pouvoir entrer dans le monde, se faire concrètes.
Les situations ou les effets peuvent ici être très variées :
- ce peut-être un sentiment d'impuissance face à l'état du monde, aux nombreux problèmes... et dès lors l'individu ne voudra rien faire.
- ce peut-être la suscitation d'un désir pour un nouveau produit, une nouvelle version d'Iphone ou autre qui va entraîner un acte d'achat. C'est tout le volet de la publicité.
- ce peut être l'occupation mentale des esprits par un sujet précis décidé par l'agenda politique qui met sur la table tel ou tel sujet qui devient soudainement "Le" sujet du moment. Ce peut-être l'immigration, etc.
- Ce peut-être la saturation mentale des esprits par le surcroît d'informations qui entraîne une sorte de mise "hors service" de la capacité personnelle de pensée et l'individu suit alors le mouvement,
- Etc.
Le point clé ici est de comprendre qu'une information qui parvient à un individu et qui modifie son comportement entraîne une modification du monde, de facto. Si le nombre d'individus en question est très important, alors la modification deviendra sociétale.
On comprend aussi dès lors pourquoi les religions vont s'attacher à adresser des messages à "l'homme intérieur" : en transformant l'individu au coeur de lui-même, au-delà même de l'intelligence qui peut rester en surface, en le transformant en profondeur par des messages de paix, de sobriété, de pardon, d'amour du prochain, tout cela concourre à changer le monde en changeant le comportement des individus qui s'ouvrent à cette parole.
Il est donc très utile de diffuser de l'information vers les autres, mais pas de façon légère : plutôt de façon profonde, en ayant le temps d'expliquer ce que l'on veut dire. De façon à créer et obtenir chez autrui une adhésion non pas d'un moment mais de fond. C'est cela je crois qui fait tout l'intérêt notamment du small web.
Il est extrêmement réjouissant je trouve de se dire que ce que l'on partage, que ce soit des pensées, des réflexions, des principes d'action tels que ceux du small web, ou encore de l'information technique qui nous a été utile, tout cela peut devenir très concret pour une ou des dizaines de personnes réparties dans des endroits très variés du globe. La condition par contre est que le partage en question soit désintéressé (sans rien attendre en retour que ce soit un like, un abonnement ou un commentaire), sincère, en un mot fraternel. Et que l'on ait pu l'exprimer de la façon, et avec le nombre de mots qu'on a voulu, dans le format que l'on a voulu.
Si sur le web se répandaient ces ilôts de partage fraternel, alors la folie des réseaux sociaux pourraient enfin probablement s'atténuer au lieu d'être le moyen par défaut de la présence sur le web. Et tous ceux qui voudraient être agressifs, irrespectueux, etc. se retrouveraient tout seuls dans leur "asile de fous", ne trouvant pas leur place sur les pages de liens de proche en proche qui caractérisent les sites individuels du small web.
Le mix des deux : le processus technique
Il y a une forme particulière de transformation qui est particulièrement puissante et qui est celle de la vie : c'est la diffusion d'une information qui est celle d'un processus autonome qui peut ensuite se développer par lui-même là où il est.
Une graine ne contient que de l'ADN, l'information utile, et une machinerie biologique minimale pour juste pouvoir "commencer". Une graine peut voler très loin de sa plante source, peut être emportée par une rivière, emmenée à des milliers de kilomètres par un oiseau migrateur, etc. Et si elle trouve un terreau favorbale là où elle arrive, si les conditions sont réunies, elle va pousser, c'est à dire qu'elle va organiser la matière par elle-même, là où elle est selon l'information procédurale qu'elle contient. Une plante va se former et qui à son tour fera des graines, et ainsi de suite.
La vie utilise ce principe depuis des millions d'années et le résultat est plutôt spectaculaire.
Il me semble que le logiciel libre dans la communauté DIY, "faire soi-même", a créé quelque chose de similaire où une information procédurale peut être diffusée largement et utilisée là où elle est. C'est surtout vrai pour les langages de programmation qui ont un côté universel.
La fabrication numérique, impression 3D et découpeuses numériques, sur un mode DIY, "faire soi-même", ont également touché cet idéal d'un processus qui se déclenche et se développe de façon autonome là où il se trouve. La ressemblance avec le vivant est d'ailleurs ici maximale car la machine représente un dispositif de transformation de la matière qui permet de fabriquer de nouvelles choses à partir d'un simple fichier, sorte de code génétique a minima.
Il me semble que tout ce qui est de l'ordre des principes du small web est également de l'ordre du processus autonome qui peut se diffuser largement. Une fois que quelqu'un a lu sur le site d'un bloggueur du small web tout l'intérêt de créer son propre site que ce soit en tant que mémoire personnelle, partage désintéressé avec les autres, et surtout pour sortir des griffes des réseaux sociaux et pour redonner au web sa nature première, ce quelqu'un va alors se lancer et commencer à écrire les premières pages de son blog. Il va ajouter un flux RSS, il va commencer à enrichir une page de liens des sites qu'il aime, etc. Et si de proche en proche, de plus en plus nombreux sont ceux qui décident de faire ainsi, alors le web va changer, pour de vrai. Le processus sera en marche, sera entre les mains des individus et eux seuls. Internet quoi.
Lancez des processus imitables autour de vous, partagez des infos qui font que les autres vont pouvoir faire pareil et en diffusant à leur tour, de proche en proche changer le monde !